SUR LES îLES DE LA MADELEINE, « ON N’A PAS L’HEURE, ON A LE TEMPS », ET IL EST PLUTôT CAPRICIEUX

Dans le golfe du Saint-Laurent, cette microsociété francophone est marquée par l’isolement et l’omniprésence de la mer. Un univers à part, livré aux éléments

Québec - Dans le golfe du Saint-Laurent, cette microsociété francophone est marquée par l’isolement et l’omniprésence de la mer. Un univers à part, livré aux éléments

Flash météo entre deux morceaux de musique country sur les ondes de CFIM, la radio communautaire des îles de la Madeleine : « À partir de midi, des vents soufflant à 100 km/h seront accompagnés de fortes chutes de neige. Prenez vos précautions ! » Les magasins tirent leurs rideaux. Tout le monde rentre chez soi. Et on se demande si de l’avion en provenance de Gaspésie parviendra à se poser.

En toute saison, il est fréquent que les vols pour l'archipel doivent faire demi-tour à cause du mauvais temps. Mais cette fois-ci, l’équipage a pu anticiper. Arrivé à destination, Jean-Bernard Bourgeois est soulagé. Installé à Halifax, en Nouvelle-Écosse, il a dû transiter par Montréal, Québec, puis Gaspé, pour enfin retrouver ses îles natales. C’est qu’en ce jour de mars, on fête ici la Mi-Carême. Un rendez-vous annuel qu’il ne raterait pour rien au monde !

La Mi-Carême est une tradition très chère aux Acadiens. Ces derniers, déportés au milieu du XVIIIe siècle suite à la prise de possession de la Nouvelle-France par les Anglais, furent les premiers à s’installer sur les îles de la Madeleine. Leurs descendants se concentrent aujourd’hui à Fatima, sur l’île du Cap-aux-Meules. C’est donc dans ce village que se tiennent les festivités. Jean-Bernard Bourgeois y connaît tout le monde. Mais le reconnaîtront-ils ?

Durant trois nuits, les habitants de Fatima se déplacent déguisés de maison en maison pour chanter des « turlutes », danser et boire. Mais avant de s’abreuver, il faut se faire démasquer. Chez le pêcheur Kévin Aucoin, les discussions vont bon train. Qui est caché derrière ce costume de lutin ? On observe les mains, on toise la carrure, on pose des questions… Et on finit par reconnaître Jean-Bernard ! Quelques éclats de rire, un verre d’alcool maison appelé bagosse, et il est déjà temps pour lui et sa joyeuse bande de retourner dans le blizzard vers une autre maison.

Cramponnées dans le golfe du Saint-Laurent, entre Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse, les petites îles québécoises de la Madeleine s’étirent sur 80 kilomètres. Seule leur disposition en forme d’hameçon semble les empêcher de partir à la dérive entre chaque marée. Sur les 12.500 âmes que compte l’archipel, environ 1.600 habitent sur l’île du Cap-aux-Meules, la mini-capitale.

Chaque île porte le nom de son village principal. De Havre-Aubert, au sud-ouest, à Grande-Entrée, à l’extrémité nord-est, en passant par Havre-aux-Maisons, Grosse-Île ou par la minuscule île aux Loups, tous les habitants partagent un même sentiment d’éloignement. Mais lorsque l’on vit sur ces grèves, on se serre les coudes face aux éléments. Et que l’on appartienne à la majorité francophone ou aux 5 % d’anglophones, on se sent ici bien plus Madelinot que Québécois.

Un décor de bout du monde

Ce n’est pas la montre, mais le ciel qui dicte l’heure sur l’archipel. Il n’y a ici pour seuls repères que le vent et quelques collines joufflues, appelées buttes. Omniprésente, la mer ne cesse de faire et de défaire un paysage qui s’étire à perte de vue. Et lorsque la brume se dissipe, une balade s’impose, en canoë, avec Cindy Hook, ou à vélo électrique, avec Bernard Vigneau, pour profiter de la luminosité rasante sur ce vaste horizon.

Cordon ombilical de l’archipel, l’unique route 199 serpente en larges courbes, du site historique de La Grave, sur l’île du Havre-Aubert, jusqu’au port de Grande-Entrée, où sommeillent les bateaux en cale sèche. D’un bout à l’autre, on ne compte que trois feux de circulation et un rond-point, qui ne sert à rien. Le pêcheur Jean-Roch Déraspe s’amuse de cet ouvrage qui alimente les moqueries. « Même à Grande-Entrée, on peut avoir la folie des grandeurs ! »

Avant que le « père de la Nouvelle-France », Samuel de Champlain, ne les place sur la carte du monde sous le nom de Magdeleine, l’explorateur Jacques Cartier tomba sous le charme de ces îles qu’il baptisa Aryanes, du latin arena signifiant le sable. Une de leurs particularités est, en effet, d’être reliées, telle une toile d’araignée, par des cordons dunaires, qui se prolongent en d’immenses plages. Longue de 8,5 kilomètres, celle de la Grande Échouerie a été classée parmi les plus belles d’Amérique du Nord par le magazine National Geographic.

Les racines de l’ammophile, qu’on appelle aussi foin de mer, jouent un rôle capital dans la stabilisation de ces dunes. À l’herberie des Quatre Feuilles, le professeur Yves Leblanc voue toutefois une passion à une autre plante, récemment identifiée comme endémique : le myrique des îles. Ce dernier aurait un puissant pouvoir régénérateur sur les sols abîmés, tout comme sur le corps humain lorsqu’il est distillé en huile essentielle.

Landes, prés-salés, marais et étangs complètent ce décor dont la douceur contraste avec les reliefs flamboyants du littoral. Rongées par l’érosion en grottes mystérieuses, les falaises de grès rouge illustrent la fragilité des îles face aux assauts des vagues. Chaque année, les tempêtes emportent avec elles des pans entiers de parois. Et le phénomène s’accentue depuis que la banquise hivernale ne joue plus son rôle protecteur.

Les effets du réchauffement climatique sont ici particulièrement sensibles. La fin de l’hiver est la période où les phoques du Groenland mettent bas sur la banquise. Et les îles de la Madeleine sont connues pour être un des très rares endroits où l’on puisse observer la naissance de ces adorables boules de fourrure immaculée, appelées blanchons. Mais depuis quatre ans, l’éloignement des glaces et leur faible épaisseur empêchent toute approche. Ce qui fait craindre aux spécialistes des changements d’habitudes irréversibles chez ces animaux.

La mer nourricière

Depuis qu’une campagne de presse initiée par Brigitte Bardot dans les années 1980 a fait passer les Madelinots pour de cruels assassins de blanchons, la chasse aux phoques n’est pas un sujet à aborder à la légère sur l’archipel. Le loup de mer, comme on appelle le phoque outre-Atlantique, est à la fois une précieuse source de viande, riche en oméga-3, et un sérieux concurrent pour les pêcheurs. Leur population est stable et leur chasse soumise à des quotas restrictifs.

Également très encadrée, la pêche parvient aujourd’hui à préserver la ressource. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les Madelinots ont appris que la générosité du Saint-Laurent n’était pas illimitée. Les morues, jadis pléthoriques, ont déserté la zone. Quant aux harengs, ils ont été exterminés dans les années 1970, sont réapparus dans les années 1990, pour s’éloigner à nouveau des îles la décennie suivante.

Benoît Arseneau, qui a repris le fumoir à harengs fondé par son grand-père en 1942, trouve les siens dans les ports de Terre-Neuve. Dans les années 1940, l’île comptait une quarantaine de fumoirs comme le sien. Cette boucanerie est donc un vrai morceau de patrimoine. Benoît y partage son héritage et y travaille non seulement le hareng, mais aussi le saumon et le pétoncle, qui, fumé, se transforme en succulente friandise.

Autour du fumoir règne une atmosphère rustique, un parfum d’aventure aux relents de saumure et d’embruns. Quelques dizaines de mètres le séparent des bateaux de Christian Vigneau et de ses installations dédiées à l’ostréiculture. Ici aussi, on entretient la culture du large. Après une visite du site aquacole et une dégustation d’huîtres, on peut en apprendre davantage sur ce coquillage à travers un de ces centres d’interprétation passionnants dont les Québécois ont le secret.

L’histoire des îles de la Madeleine a toujours été intimement liée à la pêche. Celle du poisson bien sûr, mais aussi celle des crustacées. L’archipel est la capitale québécoise du crabe des neiges. Et ses pêcheurs se targuent d’avoir les meilleurs homards du pays. Ils sont 325 enregistrés sur les îles, dont 125 dans le port de Grande-Entrée. Leurs bateaux portent le nom de leurs enfants, jamais de leurs femmes. « On ne sait jamais » plaisante le pêcheur Jean-Roch Déraspe.

Protégé dès 1894 par l’interdiction de le pêcher dans les lagunes, le homard ne peut être capturé qu’en fonction de sa taille et durant neuf semaines seulement. Cette période d’activité intense décide pour les pêcheurs de la prospérité de l’année. Elle débute donc en mai par une grande fête dans le port de Grande-Entrée. Au même titre que la Mi-Carême, ce temps fort du calendrier Madelinot est à privilégier pour sentir battre le cœur de cette communauté du bout du monde.

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